Courte philosophie de la table, brève pensée de la terrasse

Ce que nous chérissons, au fond, c’est la vie ordinaire. Son insatiable banal à répétition est sans lassitude pour celui qui se réjouit des inframinces, les riens que d’autres oublient de voir, pris de vitesse. La réouverture, des terrasses, des cinémas, des musées, nous réjouit tant car les histoires qui s’y tissent nous nourrissent et confrontent nos philosophies intérieures.

Paris, Gare de l’Est, 9h17

Juste l’heure du café. En terrasse.

Il y a les habituées, qui étaient déjà là avant et se sont juste repliées durant la crise ; il y a les bricolées dans d’anciennes palettes de bois ; il y a les dépareillées, pour proposer plus de tables, il a fallu en racheter. Il y a les petites, engoncées le long d’un étroit trottoir et les déployées, selon le périmètre, comme d’habitude. Enfin, il y a celles, qui n’ont jamais existé, et qui, faute de moyens, de place, d’arrangement, ne naitront pas plus aujourd’hui. Et celles, qui n’auront pas survécu.

Elles, ce sont les terrasses. Elles sont l’art de vivre à la parisienne dira-t’on à qui veut bien l’entendre, comme s’il n’y avait pas de terrasses ailleurs. Meurtries, elles sont devenues d’autant plus précieuses.

Instants joyeux. La philosophie a été pensée pour s’élever. Ascension des hommes, ascension des âmes. Dans la première esquisse d’une philosophie du quotidien, c’est Aristote qui le raconte, Héraclite descend (de son piédestal) à la rencontre des hommes et des femmes et se place à cet effet après du four. Le four, l’âtre, est le commun : au sens partagé, au sens banal. Se nourrir, et bien le faire, c’est la promesse de préserver sa santé. Et le repas partagé suggère les discussions, et lorsqu’ils s’éternisent, nourrissent les âmes de débats intenses, de souvenirs partagés, d’anecdotes relatées. Le four, la cuisine, c’est le foyer. Le foyer est un refuge. Le vocabulaire n’est pas choisi par hasard. Et là où naquit la philosophie du quotidien se poursuit à l’infini des conversations, la philosophie de comptoir.

11h15 Rue Montorgueil

It Must be Heaven. Dans cette incroyable fable poétique, Elia Suleiman, qui y joue son propre rôle, aura fait, sans le vouloir des prémonitions. Le film, sur les écrans mi 2019, se déroule dans un Paris désert, en tout point semblable à celui de mars 2020. Rares sont les âmes qui y vivent, à part des policiers venus vérifier à coup de mètres en métal que les terrasses ne prennent pas plus de place que la mesure autorisée.

14h15 Bonne nouvelle

Le long des grands boulevards partant vers l’Opéra – ré-ouvert aussi celui-ci – les terrasses sont légions. Pas pleines à craquer à cette heure, mais au contraire. Un tiers des places sont occupées, par ce que Paris compte de profils : collègues (ils sèchent le travail), familles, amis, couples.

Barbara Formis, dans Esthétique de la vie ordinaire, insiste sur les gestes qui font et défont la vie. Qu’est ce qu’une pomme qui est mangée dans la rue, et qu’est ce qu’une pomme mangée au théâtre ? Le geste, de la main qui saisit la pomme aux dents qui la croque, est le même. Mais le contexte est différent. Au théâtre, c’est la scène, la puissance du verbe, le déploiement du mouvement. Alors qu’est ce que le geste si anodin de  »prendre un verre » ? Au bar, au restaurant, on se fait énoncer la litanie des vins, on classe les bières, on commente la qualité des breuvages. Et pas que. Au bar, aussi c’est la puissance du verbe, celui qui rassemble, celui qui fait se rencontrer. Celui qui amène à boire ici plutôt que chez soi.

20h Reuilly-Diderot

C’est plein ! A droite, à gauche, il n’y a plus une seule place. À 2, à 4, à 6, mais les parisiens ont évité les impairs, afin qu’aucune place ne soit perdue. Un calme ballet tout à fait normal, qui s’il a une allure de renouveau, finalement, ressemble à nul autre pareil… à l’ordinaire. Bobin en est le révélateur : « la marguerite dans son pré, le plâtrier qui siffle, les planètes lointaines, voilà qui est rude et émerveillant, parce que ces choses résistent à tout ». Et si Roland Barthes en faisait des Mythologies (y ajoutera t’on Le verre en terrasse ?), Philippe Delerm (Editions de l’Arpenteur, 1997) lui en écrit une liste à la Prévert, parmi laquelle, la Première gorgée de bière :

« C’est la seule qui compte. Les autres, de plus en plus longues, de plus en plus anodines, ne donnent qu’un empâtement tiédasse, une abondance gâcheuse. La dernière, peut-être, retrouve avec la désillusion de finir un semblant de pouvoir… Mais la première gorgée! Gorgée ? Ça commence bien avant la gorge. Sur les lèvres déjà cet or mousseux, fraîcheur amplifiée par l’écume, puis lentement sur le palais bonheur tamisé d’amertume. Comme elle semble longue, la première gorgée! On la boit tout de suite, avec une avidité faussement instinctive. En fait, tout est écrit. La quantité, ce ni trop ni trop peu qui fait l’amorce idéale ; le bien-être immédiat ponctué par un soupir, un claquement de langue, ou un silence qui les vaut; la sensation trompeuse d’un plaisir qui s’ouvre à l’infini… En même temps, on sait déjà. Tout le meilleur est pris. On repose son verre, et on l’éloigne même un peu sur le petit carré buvardeux. On savoure la couleur, faux miel, soleil froid. Par tout un rituel de sagesse et d’attente, on voudrait maîtriser le miracle qui vient à la fois de se produire et de s’échapper. On lit avec satisfaction sur la paroi du verre le nom précis de la bière que l’on avait commandée. Mais contenant et contenu peuvent s’interroger, se répondre en abîme, rien ne se multipliera plus. On aimerait garder le secret de l’or pur, et l’enfermer dans des formules. Mais devant sa petite table blanche éclaboussée de soleil, l’alchimiste déçu ne sauve que les apparences, et boit de plus en plus de bière avec de moins en moins de joie. C’est un bonheur amer : on boit pour oublier la première gorgée. »

Et autres plaisirs minuscules…